La presse a donné un large écho à la publication de notre livre Impostures intellectuelles [1], qui semble avoir provoqué un choc dans les milieux intellectuels. D'après certains commentateurs, nous avons montré que le gros de la philosophie française contemporaine est du jargon vide de sens. D'après d'autres, nous sommes des scientistes pédants qui se contentent de relever les fautes de syntaxe dans les lettres d'amour.[2] Nous voulons expliquer ici en quoi ces deux caractérisations de notre livre sont erronées.
Tout a commencé lorsque l'un d'entre nous a publié un canular dans la prestigieuse revue américaine d'études culturelles, Social Text [3]: cette parodie était truffée de citations à propos de la physique et des mathématiques, absurdes mais authentiques, dues à des intellectuels célèbres, français et américains. Néanmoins, seulement une petite fraction du ``dossier'' découvert durant les recherches en bibliothèque de Sokal a trouvé place dans la parodie. Après avoir montré ce dossier à des amis scientifiques et non scientifiques, nous sommes devenus (peu à peu) convaincus qu'il ne serait pas dénué d'intérêt de le mettre à la disposition d'un public plus vaste. Dès lors, nous avons cherché à expliquer, en des termes non techniques, pourquoi ces citations sont absurdes ou, dans bien des cas, dénuées de sens; et nous voulions aussi discuter les circonstances culturelles qui ont permis à ces discours de devenir à la mode et de ne pas être plus ouvertement critiqués, du moins jusqu'à présent. D'où notre livre, et le débat qu'il suscite.
Mais qu'affirmons-nous exactement? Ni trop, ni trop peu. Nous montrons que des intellectuels célèbres tels que Lacan, Kristeva, Irigaray, Baudrillard et Deleuze ont, de façon répétée, usé de façon abusive de terminologie et de concepts scientifiques: soit en utilisant des idées scientifiques totalement hors de leur contexte, sans donner la moindre justification empirique ou conceptuelle à cette démarche -- soulignons que nous ne sommes nullement opposés aux extrapolations de concepts d'un domaine à l'autre, mais seulement aux extrapolations faites sans donner d'arguments -- ou en jetant des mots savants à la tête des lecteurs non scientifiques sans égard pour leur pertinence ou même leur sens. Nous ne disons nullement que cela invalide le reste de leur oeuvre, sur la validité de laquelle nous sommes explicitement agnostiques.
Soulignons que nous ne critiquons pas le simple usage de mots tels que ``chaos'' (qui, après tout, se trouve déjà dans la Bible) en dehors de leur contexte scientifique. Au contraire, nous nous concentrons sur l'invocation de termes fort techniques tels que théorème de Gödel, ensembles compacts ou opérateurs commutatifs. De même, nous n'avons rien contre l'usage de métaphores. Nous faisons simplement remarquer que le rôle d'une métaphore est généralement d'éclairer un concept peu familier en le reliant à un concept qui l'est plus -- pas l'inverse. Si, dans un séminaire de physique théorique, nous essayions d'expliquer un concept très technique en théorie quantique des champs en le comparant au concept d'aporie dans la théorie littéraire derridienne, nos auditeurs physiciens se demanderaient avec raison quel est le but de cette métaphore (qu'elle soit justifiable ou non), si ce n'est tout simplement d'étaler notre érudition. De la même façon, nous voyons mal l'utilité qu'il peut y avoir à invoquer, même métaphoriquement, des notions scientifiques qu'on maîtrise très mal à l'intention d'un public non spécialisé. Pourrait-il s'agir plutôt de faire passer pour profonde une affirmation philosophique ou sociologique banale en l'habillant d'une terminologie savante?
Une deuxième cible de notre livre est le relativisme cognitif, à savoir l'idée -- bien plus répandue d'ailleurs dans le monde anglo-saxon qu'en France -- que la science moderne n'est qu'un ``mythe'', une ``narration'' ou une ``construction sociale'' parmi d'autres. Soulignons que notre discussion est limitée au relativisme épistémique ou cognitif; nous n'abordons pas les questions plus difficiles des relativismes moral et esthétique. A part des abus grossiers (par exemple, chez Irigaray), nous disséquons une certain nombre de confusions qui ont pignon sur rue dans les cercles postmodernes ou les départements d'études culturelles: par exemple, les abus d'idées valides en philosophie des sciences, telles que la sous-détermination des théories par les données expérimentales ou le fait que les observations dépendent de la théorie, afin de défendre un relativisme radical.
On nous accuse d'être des scientifiques arrogants, mais notre vision du rôle des sciences exactes est plutôt modeste. Ne serait-il pas agréable (pour nous, physiciens et mathématiciens) que le théorème de Gödel ou la théorie de la relativité aient des applications profondes et immédiates pour l'étude de la société? Ou que l'axiome du choix puisse être utilisé pour analyser la poésie? Ou encore, que la topologie ait quelque chose à voir avec l'étude du psychisme?
Les réactions en France ont été diverses. D'aucuns ne prennent pas la peine d'examiner nos arguments, se contentant de nous accuser d'être francophobes. Cette forme de défense est vraiment curieuse: même si l'accusation était vraie (ce qui n'est sûrement pas le cas), en quoi cela affecterait-il la validité ou l'invalidité de nos arguments?
Pour nous, les idées n'ont pas de patrie. Il n'existe pas de ``pensée française'' ou de pensée d'un pays donné, même s'il existe bien sûr des modes intellectuelles qui apparaissent à certains endroits et à certaines époques. En tout cas, les auteurs que nous critiquons ne sont nullement mandatés pour s'exprimer au nom du peuple français. Et s'il est compréhensible qu'ils cherchent à faire passer notre livre pour une attaque globale contre la culture française, il n'y a aucune raison pour que leurs compatriotes se laissent intimider par de telles manoeuvres. Personne ne doit se sentir forcé de suivre la ``ligne nationale'' de l'endroit où il ou elle est né(e), et personne n'a le droit de définir une telle ``ligne'' pour autrui. D'ailleurs, pour ce qui est de la ``pensée française'', qu'est-ce que des philosophes tels que Diderot et Deleuze ont en commun (à part la langue)?
Remarquons également que nous ne critiquons nullement toute la philosophie française contemporaine. Nous n'abordons que les abus de concepts de physique et de mathématique. Des penseurs célèbres tels qu'Althusser, Barthes, Derrida et Foucault sont essentiellement absents de notre livre.
Une autre réaction curieuse se trouve dans la défense de Baudrillard articulée par Pascal Bruckner: il oppose ``une culture anglo-saxonne basée sur le fait et l'information et une culture française qui joue plutôt de l'interprétation et du style''.[4] Si cette remarque avait été faite par un Britannique ou un Américain, nous la considérerions comme l'expression de préjugés nationalistes et comme une confusion blessante entre haute culture et haute couture. Vaut-elle mieux si elle est énoncée par un Français? Il est vrai que notre livre vise à encourager la pensée claire et argumentée par opposition aux jeux de langage. Mais la tradition culturelle française ne se résume nullement à ces jeux et les penseurs français des Lumières alliaient le style à la profondeur et à la clarté. Par ailleurs, l'engouement d'une partie de l'intelligentsia américaine pour le ``postmodernisme'' montre que le problème est loin d'être limité à la France.
Néanmoins, ces réactions sont loin d'être typiques. Beaucoup de scientifiques français sont d'accord avec nous, mais également pas mal de français travaillant en sciences humaines ou en philosophie. Ce n'est que normal: loin de nous attaquer aux sciences humaines ou à la philosophie en général, le but de notre livre est d'encourager ceux qui font du travail sérieux dans ces domaines en critiquant des exemples manifestes de charlatanisme. Faudrait-il considérer une critique de la ``fusion froide'' comme une attaque contre la physique? Au contraire, c'est en restant silencieux sur ces abus manifestes -- alors que nous critiquons des erreurs bien moins graves dans notre propre domaine[5] -- que nous montrerions un mépris implicite pour les sciences humaines (``pourquoi s'en faire, ce sont quand même tous des idiots'').
L'unique but de notre livre est d'ouvrir les yeux. Bertrand Russell explique que, ayant été influencé par la tradition philosophique hégélienne, il s'en est détaché, entre autres, grâce à la lecture des passages consacrés au calcul infinitésimal dans la Science de la Logique, qu'il considérait, à juste titre, comme ``un non-sens brouillon''.[6] Lorsqu'on se trouve confronté à des textes, tels que ceux de Hegel ou de Lacan, dont le sens n'est, pour le moins, pas évident, il n'est pas sans intérêt d'évaluer ce que disent ces auteurs lorsqu'ils abordent des domaines (comme les mathématiques) où les concepts ont un sens précis et les énoncés sont rigoureusement vérifiables. Et si, après analyse, on constate que leur discours, là où il est aisément vérifiable, n'est qu'un ``non-sens brouillon'', on est en droit de se poser des questions sur le reste de leur oeuvre, qui est peut-être profond mais surtout moins facile à évaluer. Cela ne prouve pas, et nous ne voulons nullement le suggérer, que toute leur oeuvre soit un ``non-sens brouillon''. Mais ça fait réfléchir.
Les croyances qui sont acceptées sur la base d'un dogme (religieux ou non) ou d'une mode sont particulièrement vulnérables lorsqu'on met en question même une partie infime de celles-ci. Contrastons cela avec l'oeuvre de Newton: on estime que 90% de ses écrits sont du mysticisme ou de l'alchimie. Et alors? Le reste est basé sur des considérations empiriques et rationnelles solides et survit pour cette raison. Une remarque similaire peut être faite pour Descartes: sa physique est en grande partie fausse, mais certaines des questions philosophiques qu'il a soulevées restent intéressantes. Si l'on peut soutenir la même chose pour les auteurs cités dans notre livre, alors nos critiques ont une importance marginale. Si, par contre, ces auteurs sont devenus des stars internationales pour diverses raisons sociologiques, et en partie parce qu'ils sont des maîtres du langage et peuvent impressionner leurs auditoires grâce à une terminologie savante -- scientifique et non scientifique -- alors notre livre n'est pas sans intérêt.
Jean Bricmont
est professeur de physique théorique à l'université
de Louvain.
Alan Sokal
est professeur de physique à l'université de New York.
Réponse à Vincent Fleury et Yun Sun Limet
Nous avons écrit Impostures intellectuelles dans l'espoir de provoquer un débat sur son contenu. Malheureusement, certains commentateurs n'ont pas pris la peine d'examiner nos arguments et se contentent d'attaquer nos prétendues motivations (francophobie, haine des sciences humaines, etc.) et de nous attribuer, pour les critiquer, des idées qui ne sont nullement les nôtres et que nous avons même explicitement désavouées dans le livre. Tout cela était sans doute à prévoir.
Mais l'article de M. Fleury et de Mme. Limet (Libération du 6 octobre) atteint un niveau inouï de malhonnêteté. Sous couvert de citer notre livre, ils citent en réalité un brouillon préliminaire et confidentiel que nous avons remis à M. Fleury il y a presque un an, et à sa demande, en tant qu'éditeur chez Hachette. Il a évidemment le droit de refuser notre livre, mais pas celui de citer des extraits d'un manuscrit confidentiel, extraits qui n'apparaissent pas dans notre livre, tout en faisant comme s'il s'agissait de citations du livre.
Par exemple, la phrase ironique à propos du financement public du livre de M. Virilio n'apparaît pas dans notre livre, précisément parce que nous voulons éviter de provoquer des débats inutiles sur le financement de la recherche. Pire, Fleury et Limet déforment grossièrement notre critique des textes de Virilio. Nous ne critiquons pas de simples métaphores, mais l'usage de concepts très techniques en physique, comme, par exemple, l'expression ``une représentation est définie par un ensemble complet d'observables qui commutent'', à laquelle Virilio ajoute un commentaire complètement arbitraire. Même chose avec l'équation ``logistique'' ou le théorème de Gödel.
Fleury et Limet nous reprochent une attaque injuste contre Derrida. Mais une telle attaque est inexistante. Nous nous limitons aux auteurs qui ont abusé de façon significative de concepts scientifiques et nous écrivons dans l'introduction: ``Bien que la citation de Derrida reprise dans la parodie de Sokal soit assez amusante, elle semble être isolée dans son oeuvre; nous n'avons donc pas inclus de chapitre sur Derrida dans ce livre.''
Finalement, le mot ``subculture'' que l'un d'entre nous a utilisé en anglais devrait se traduire par ``microculture'' et non par ``sous-culture''. En effet, le terme anglais désigne un groupe culturel donné et n'a aucune connotation méprisante.
Contrairement aux accusations de Fleury et Limet, notre but n'est pas d'attaquer les sciences humaines en général, et un grand nombre de chercheurs dans ces domaines approuvent notre démarche et ne reconnaissent nullement aux auteurs que nous critiquons le droit de s'autoproclamer uniques représentants de ces disciplines.
Manifestement, Fleury et Limet n'ont pas pris la peine d'ouvrir notre livre, ne serait-ce que pour vérifier l'exactitude de leurs citations. Ce procédé est vraiment curieux, surtout de la part de gens qui nous considèrent comme des escrocs.