Ce qu'il est convenu d'appeler ``l'affaire Sokal'' continue à susciter bon nombre de malentendus, comme le montre l'article du professeur Lévy-Leblond [1]. D'une part, il fait des critiques souvent justes à l'encontre de positions qui ne sont nullement les miennes ; d'autre part, il n'aborde pas réellement les questions que j'ai tenté de soulever en publiant ma parodie et qui sont élaborées dans le livre que je viens d'écrire en collaboration avec Jean Bricmont [2].
Premier objet de notre critique : l'imposture, ou plus précisément, la pratique de certains de nos ``grands intellectuels'' qui consiste à jeter des mots savants à la tête du lecteur, dans un contexte où ils n'ont aucune pertinence. Ainsi, les écrits psychanalytiques de Lacan sont remplis de références apparemment érudites à la topologie et à la logique mathématique. Kristeva invoque l'hypothèse du continu et l'axiome du choix pour analyser le langage poétique. Baudrillard élucubre sur les attracteurs étranges et les espaces non euclidiens appliqués à l'histoire. Virilio mélange les intervalles d'espace-temps à ses propres inventions (télétopologie, espace dromosphérique). Deleuze et Guattari parsèment leur oeuvre d'allusions arbitraires au calcul différentiel, aux variétés riemanniennes, aux cardinaux transfinis, à la mécanique quantique ... Le plus souvent, les énoncés prétendument scientifiques de ces auteurs ne sont pas erronés, mais tout simplement dénués de sens.
Notre but n'est donc pas de critiquer le simple usage métaphorique de mots évocateurs telles que chaos ou Big Bang -- dont on peut discuter la pertinence au cas par cas --, mais plutôt l'invocation de termes et de concepts scientifiques fort techniques, en dehors de leur contexte, sans qu'aucune justification empirique ou conceptuelle ne soit donnée à cette démarche. En quoi l'hypothèse du continu, la géométrie non euclidienne ou la topologie des espaces compacts peuvent-elles servir de métaphores utiles lorsqu'on analyse la poésie, la guerre ou la psychologie humaine ? Le rôle d'une métaphore est d'éclairer une idée peu familière en la reliant à une autre qui l'est plus, pas l'inverse. Il est difficile de croire que, lorsqu'on s'adresse à un public formé principalement en philosophie ou en sciences humaines, on l'éclaire réellement en utilisant une terminologie physique ou mathématique que l'on maîtrise soi-même très mal. Puis-je suggérer qu'il s'agit plutôt d'impressionner et d'intimider le lecteur non scientifique par une avalanche de jargon apparemment érudit ? (Certains lecteurs illustres s'y laissent d'ailleurs prendre : Barthes fait l'éloge du travail de Kristeva, et Le Monde admire l'``érudition étonnante'' de Virilio.)
Bien entendu, nous ne prétendons nullement exercer un ``contrôle de validité'' sur tout discours qui se réfère à notre discipline. Mais pourquoi n'aurions-nous pas le droit de critiquer les impostures et les mystifications pseudo-scientifiques, d'où qu'elles viennent ? Soulignons d'ailleurs que notre critique doit être évaluée en fonction des arguments que nous avançons, et non en fonction de nos titres.
Dans son article, Lévy-Leblond soutient que les physiciens sont en quelque sorte également coupables. Même si cette accusation était vraie, en quoi justifierait-elle les impostures que nous critiquons ? Mais, surtout, est-ce bien vrai ?
Lévy-Leblond accuse Weinberg d'``un réductionnisme physicaliste sans nuance'', ce qui est extrêmement injuste vis-à-vis d'un penseur qui a formulé un réductionnisme fort sophistiqué [3]. On peut ne pas être d'accord avec Weinberg, mais il sait de quoi il parle et il donne des arguments rationnels pour défendre son point de vue. Certes, on trouve des abus philosophico-scientifiques assez graves chez d'autres physiciens, tels que Prigogine [4]; mais même ce dernier n'arrive pas à la cheville, si j'ose dire, d'un Lacan ou d'un Deleuze.
Quels que soient les abus de langage ou les ambiguïtés dont certains physiciens sont responsables, ce serait infantiliser les philosophes et les chercheurs en sciences humaines que de faire comme s'ils étaient sans défense face à ces dérives. Personne, et surtout aucun scientifique, n'a forcé Lacan à inventer la ``topologie psychanalytique'' ou Deleuze et Guattari à discourir comme ils le font sur les mathématiques et la physique. On peut très bien parler des sciences en connaissance de cause (il existe de très bons livres de vulgarisation, dont certains ont d'ailleurs été édités par Lévy-Leblond), ou ne pas en parler et s'occuper d'autre chose.
Deuxième objet de notre critique : le relativisme cognitif [5]. Bien sûr, il s'agit ici plus d'un Zeitgeist, de confusions mentales et d'idées mal formulées que d'une doctrine philosophique précise. Souvent, les énoncés sont ambigus et admettent au moins deux lectures : selon l'une, l'assertion est vraie mais banale ; selon l'autre, elle est intéressante, radicale et manifestement fausse. D'ailleurs, on ne peut s'empêcher de penser que, dans certains cas au moins, ces ambiguïtés sont délibérées. Elles offrent un avantage certain dans les joutes intellectuelles : l'interprétation radicale peut servir à attirer les lecteurs ou auditeurs relativement inexpérimentés ; et si l'absurdité de celle-ci est mise en évidence, on peut toujours répondre qu'on est mal compris, et se rabattre sur l'interprétation banale.
Lorsqu'on parle de relativisme et de sociologie des sciences, il est important de distinguer relativisme philosophique et relativisme méthodologique. Le relativisme philosophique soutient que la vérité ou la fausseté d'un énoncé dépend de l'identité de celui qui l'énonce ou des groupes sociaux auxquels il appartient. Par exemple, on entend souvent dire, aux États-Unis mais aussi en Europe, que les théories scientifiques sont vraies ``pour nous'' ou ``à l'intérieur de notre culture'' ou encore ``dans notre jeu de langage''. Évidemment, la plupart des scientifiques pensent que leurs théories, dans la mesure où elles sont vraies ou fausses, le sont tout court.
La ``moderne sociologie des sciences'' à laquelle Lévy-Leblond fait référence trouve son origine dans le ``programme fort'' de l'école d'Edimbourg [6]. Cette sociologie est, comme son nom l'indique, bien plus ambitieuse que les courants précédents : elle veut faire une théorie ``causale'' du contenu des connaissances scientifiques, et pas seulement analyser les pratiques institutionnelles qui donnent lieu à ces connaissances. Par ailleurs, elle se base sur un relativisme méthodologique, exprimé par le ``principe de symétrie'' [7], qui stipule que l'explication causale recherchée doit être impartiale vis-à-vis de la vérité ou de la fausseté (ou de la rationalité ou de l'irrationalité) des théories étudiées. Mais, à moins d'entendre cette impartialité dans un sens extrêmement vague, je ne vois pas comment justifier ce programme. Si l'on cherche à comprendre pourquoi les théories de Newton ou de Darwin ont été acceptées, il faut, sans aucun doute, faire intervenir toute une série de facteurs sociaux et historiques, mais également le fait que ces théories sont (approximativement) vraies ; si, par contre, on étudie les causes sociales de l'acceptation de l'astrologie, on n'a pas à faire appel à un tel facteur. En cela réside une asymétrie cruciale. Malheureusement, pour éviter cette conclusion évidente, les partisans du programme fort tombent facilement dans une forme ou une autre de relativisme philosophique.
Lévy-Leblond a parfaitement raison lorsqu'il remarque que ``la réaffirmation ressassée de l'objectivité des savoirs scientifiques ne suffit pas, et de loin, à comprendre le statut des sciences dans notre société''. (Mais qui a jamais soutenu le contraire ?) Il a également raison d'insister pour qu'on s'interroge non seulement sur la validité d'un énoncé mais aussi sur sa pertinence. Ce sont de bons arguments, parmi bien d'autres, pour justifier l'existence d'une rigoureuse sociologie des sciences. Mais ils ne justifient ni l'imposture, ni la confusion de pensée.
Il y a sans doute des scientifiques qui méprisent les sciences humaines et la philosophie en tant que telles, mais Bricmont et moi-même n'appartenons nullement à cette catégorie. Tout au contraire, nous pensons que les problèmes abordés par les sciences humaines sont trop sérieux et importants pour être traités avec la désinvolture qui caractérise les auteurs que nous critiquons. Et si nous nous préoccupons, comme Lévy-Leblond, de l'impact culturel des sciences exactes, nous avons la faiblesse d'espérer qu'il ne se réduit pas à fournir un réservoir de métaphores arbitraires à certains discours en sciences humaines.
Alan Sokal est professeur de physique à l'université de New York.