Quel impérialisme?

par Hubert Krivine

[Publié dans Le Monde, 11 octobre 1997, p. 18. Also available in English.]

Dans sa conclusion de critique du livre de Bricmont et Sokal, Impostures intellectuelles, Roger-Pol Droit (Le Monde du 30/09/97) voit l'amorce d'un "scientifiquement correct" appauvrissant: selon lui, pour Sokal et Bricmont, serait "dénué de sens" tout ce qui n'est pas énoncé mathématiquement ou vérifié expérimentalement. En bref, jugées à l'aune des connaissances en mathématiques ou en physique théorique de leurs auteurs, les copies de Lacan, Latour, etc... seraient à mettre à la poubelle. Voilà bien l'aveuglement de professeurs qui ne verraient dans une lettre d'amour que les fautes d'orthographe, comme le dit si joliment R. Maggiori (Libération du 29/09/97).

C'est un contresens total. Le livre de Bricmont et Sokal dit exactement l'inverse: laissez les mathématiques et la physique théorique au vestiaire quand vous analysez des choses aussi subtiles que l'inconscient ou les méandres de l'histoire. C'est rendre aux sciences dures un hommage démesuré: elles n'ont, en général, rien à y faire. Ainsi, dans le pire des cas servent-elles d'argument d'autorité [1] et dans le meilleur, de métaphores [2]; c'est-à-dire de procédés destinés à faire comprendre à un public d'historiens, de sociologues ou de psychanalystes une notion nouvelle à partir de notions familières. N'est-ce pas manifestement le cas des tores, des nombres imaginaires, des hyperespaces, de la bouteille de Klein, du théorème de Gödel, etc...? Ce n'est pas sérieux.

Mais faut-il toujours être sérieux et scientifique? R. Maggiori, déjà cité, dit de Bricmont et Sokal "qu'ils ne pourront jamais lire une oeuvre de philosophie ou de sociologie, et finiront par se demander s'il est scientifiquement légitime de dire que la Terre est `bleue comme une orange'". R. Maggiori touche un problème réel: la connaissance scientifique est seulement une appréhension du monde; il y en a bien d'autres qu'on peut juger plus agréables ou mieux adaptées, la poésie par exemple... Mais nous ignorions que c'était le genre que pratiquaient Lacan, Serres ou Kristeva dans les passages incriminés. Le savaient-ils ?

C'est précisément quand ils invoquent les mathématiques et la physique de la façon que dénoncent Bricmont et Sokal que nos "french philosophers" sont les moins scientifiques. Jeter à la poubelle cette partie de leur oeuvre, c'est se mettre en condition de communiquer ce qui reste, y compris dans le milieu scientifique qui pour l'instant l'ignore superbement. De ce point de vue le livre Impostures intellectuelles est une défense de la philosophie et de la sociologie : gageons qu'après ce livre, on assistera à une chute libre de l'utilisation frauduleuse du théorème de Gödel ou des relations d'incertitude de Heisenberg.

Ce n'est pas "la mort de la pensée", comme l'écrit Marion Van Reuterghenm dans la même page que Roger-Pol Droit. C'est tout simplement le contraire.

Hubert Krivine est physicien, maître de conférences à l'Université de Paris VI.

Notes

[1] C'est ainsi que B. Latour vend la mèche en nous expliquant dans Science en action que les équations ne sont utiles dans la littérature scientifique que par "le processus de mobilisation rendu nécessaire par l'intensité de la rhétorique". D'où lui vient cette idée qui fera sourire n'importe quel physicien?

[2] Sur ce point, Lacan s'oppose à Françoise Balibar, "Ce [le tore] n'est pas une analogie. Il est vraiment à un endroit de la réalité. Ce tore existe vraiment et est exactement la structure du névrosé. Ce n'est pas un analogue ; ce n'est même pas une abstraction, parce qu' une abstraction est une forme de diminution de la réalité, et je pense que c'est la réalité elle-même". Lacan (1970). Voir p. 27 du livre de Bricmont et Sokal.


Which imperialism?

by Hubert Krivine

[Published in Le Monde, 11 October 1997, p. 18. Translated from the original French by John Gillespie and Jacques Treiner.]

Roger-Pol Droit concludes his review of the book by Sokal and Bricmont, Impostures Intellectuelles, by denouncing the will to impose a dubious "scientific correctness". According to Sokal and Bricmont, he writes, all that is not enunciated mathematically or verified experimentally "lacks any meaning". In brief, in view of knowledge accumulated in mathematics and physics, the texts of Lacan, Latour etc... should just be thrown away. As Robert Maggiori puts it amusingly in Libération: look how blind these professors are, who would see in a love letter nothing but the grammatical mistakes...

This is a complete misinterpretation. The book of Sokal and Bricmont recommends exactly the opposite attitude: to just forget about mathematics and physics when analyzing such subtle subjects as consciousness or the meandering of history. They are generally totally irrelevant to these fields and to pretend the contrary is giving them too much credit. At worst, they are used as "authoritative" arguments, and, at best, as metaphors: that is, as means of helping historians, sociologists or psychoanalysts understand new notions by using more "familiar" ones. Isn't this the case with torii, imaginary numbers, hyperspaces, Klein's bottle,Gödel's teorem etc...? This is not to be taken seriously.

But should one always be serious ? Robert Maggiori, already cited, writes about Sokal and Bricmont that "they will never be able to read philosophy or sociology, and will finally ask whether it is scientifically correct to say that the Earth is "blue as an orange". M. Maggiori raises here a good question : science is only one approach to reality; there are others, which might even be more pleasant or better suited, such as poetry for example. But we did not know that this was what Lacan or Serres were writing. Did they know it themselves ?

Our "French philosophers" show the least scientific attitude precisely when they call upon mathematics and physics in the way denounced by Sokal and Bricmont. Throwing away this part of their works is the condition to communicate the rest to others, including the scientific community which, up to now, ignores it. From this perspective, Impostures Intellectuelles stands in defense of philosophiy and sociology. Let us bet that from now on, the misuse of Gödel's theorem or of Heisenberg's uncertainty relations will be less frequent.

This does not imply the "death of thinking", as Marion van Renterghem claims it to be in the same issue of Le Monde. It is just the opposite.

Hubert Krivine is a physicist. He is Maître de Conférences at the Université de Paris VI.